dimanche 23 juillet 2017

Poutine gouverne la Russie alors que Trump trolle l’Amérique



Une réunion remarquable a eu lieu la semaine dernière, la première rencontre en face à face entre Trump et Poutine, et je serais négligent de ne pas la commenter. En regardant les vidéos de la réunion (les quelques fragments tirés des brèves secondes lorsque les journalistes ont été autorisés dans la pièce, se pressant et se poussant) il est devenu clair pour moi que ces deux personnes se sont bien connectées, se trouvant intelligentes et de sympathiques interlocuteurs.
Beaucoup de gens trouveraient cette caractéristique étrange. Il est fréquent de voir en Poutine une personne incontournable, crypto-menaçante, et en Trump un bouffon baratineur et chaotique. En un sens, ils ont raison, mais seulement en surface. Cette surface, dans le cas de Poutine et dans le cas de Trump, se compose d’une personnalité publique soigneusement synthétisée par plusieurs itérations et essais pratiques. Chacune d’elles a été conditionnée par les spécificités de la Russie et des États-Unis, respectivement : ce à quoi les gens répondent bien, ce à quoi ils s’attendent et ce dont ils sont capables. Les spécificités de leurs personnalités publiques et ce qui les conditionne sont intéressantes en soi. Mais ce qui est vraiment important, c’est ce qui se trouve sous les eaux…
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G20
En Russie, la vue de Trump et de Poutine se serrant la main, leur conversation et leurs rires ont suscité un grand soupir de soulagement. C’est parce qu’il existe une compréhension chez les Russes que ces deux hommes sont membres d’une sorte d’équipe de la bombe à l’échelle mondiale : leur travail consiste à éviter que la planète ne soit vaporisée et pour se faire, ils doivent pouvoir se parler efficacement. Ceci a été empêché par diverses forces aux États-Unis et c’est généralement perçu comme un symptôme de démence collective qui a pris les États-Unis et voir la réunion finalement se dérouler et la glace brisée, est considérée comme un bon signe. Je suis persuadé que beaucoup d’Américains ont exactement la même réaction, bien que beaucoup d’entre eux aient été manipulés dans un double piège émotif toxique, la haine de Trump et la haine de Poutine.
La personnalité publique de Poutine est conditionnée par l’exigence d’être considéré comme un dirigeant fort. Les Russes ont pour la plupart une vision peu développée de notions telles que les contrôles, les équilibres et la séparation des pouvoirs, comprenant que leur pays, tout au long de ses millénaires, n’a réussi qu’avec une main forte à la barre (Pierre le Grand, Catherine la Grande, Staline , Poutine), déclinant au contraire chaque fois que cette main était trop faible (le tsar Nicolas II, Gorbatchev, Boris Eltsine). Ainsi, Poutine fait tout ce qui est nécessaire pour nourrir l’égrégore du dirigeant russe : il est en forme et affuté physiquement, cool, calme et concentré et ridiculement bien informé sur une vaste gamme de sujets. Il parle avec des paragraphes bien construits et des phrases qui ne se traduisent pas nécessairement en anglais, en tout cas, qui dépassent la portée de l’attention de la plupart des Américains. Beaucoup de Russes détestent leur gouvernement, en particulier leur gouvernement local, qu’ils considèrent souvent comme un service usurpé, inefficace ou corrompu. Mais ils aiment Poutine et appuient ses efforts pour comprendre et réparer les choses à leur niveau.
La personnalité publique de Trump est conditionnée par l’exigence d’être perçu comme un outsider par les élites américaines sur les côtes Est et Ouest qui contrôlent le duopole politique à deux partis, les agences gouvernementales, les sociétés transnationales, les universités et les centres de recherche notamment en médecine et, enfin, et pas des moindres, les médias « officiels » tels que la presse écrite et la télévision par câble. Tout ces gens sont caractérisés par une tendance commune à mal parler de la population réelle, qui compose une grande partie des habitants des États-Unis, à l’extérieur d’une poignée de grandes villes comme New York et San Francisco, ignorant les personnes qui se prennent en main, renforçant ainsi le biais anti-intellectuel déjà fort observé aux États-Unis depuis très longtemps. De même, l’approche de Poutine consistant à répondre à chaque question de manière réfléchie, polie et soigneusement rédigée avec une verbalisation improvisée mais bien conçue, ne fonctionnerait pas aux États-Unis : cela semblerait étranger, impénétrable comme un message chiffré. En fait, c’est ce qui fait que Poutine est si facile à diaboliser pour les médias américains : dans un fabuleux exercice de mauvaise foi, ils peuvent projeter sur Poutine tout ce que la plupart des Américains détestent de leurs propres élites, l’exposer derrière le voile de leur hypocrisie et exiger hystériquement qu’il se conforme à leur double standard.
En ce qui concerne la personnalité publique de Trump, les ingrédients clés sont :
- les deux tiers des Américains ne font pas confiance aux médias de masse ;
- plus de la moitié d’entre eux se méfient des experts en général, préférant plutôt remplir leurs têtes avec toutes sortes de notions simples ;
- pratiquement aucun d’eux ne fait confiance aux politiciens ou aux fonctionnaires ;
- et aussi, ils sont presque impossibles à intéresser ou à capter par leur attention, ne souhaitant qu’être amusés par toutes sortes de spectacles de gladiateurs, idéalement ceux qui impliquent un peu de sang sur les murs.
L’expérience de Trump en tant qu’homme de reality show s’adapte parfaitement à cette ambiance publique. Ses actions forcent ses adversaires à agir. À l’inverse, les gens de tout le pays voient que les élites des côtes Est et Ouest détestées détestent Trump et, par réflexe, se rangent du côté de Trump.
Essentiellement, la stratégie publique de Trump est de faire le troll. Puisque le trolling [1] est un grand passe-temps américain, cela lui procure l’affection d’une grande partie de la population. Les tactiques populaires des trolls impliquent de nier la réalité du réchauffement climatique [2] – quelque chose que Trump utilise également à son avantage. Il est très amusant de souligner que les personnes qui épousent les théories du changement climatique en cours sont « juste un tas de pseudo-scientifiques » et que « la dernière fois que je les ai écoutés, ils prétendaient que nous nous dirigions vers une autre époque glaciaire. Sont-ils en train de changer d’avis encore une fois ? »
Et puis vous vous asseyez pour apprécier la réponse pleine de colère, et souligner au nez de votre interlocuteur qu’« il ressemble beaucoup à l’un de ces fameux experts … sauf pour son état colérique ». Vous pouvez également facilement pousser votre interlocuteur à être plus interloqué que fâché en soulignant certaines choses évidentes : qu’aucun des traités climatiques jusqu’ici – ni celui de Kyoto, ni celui de Copenhague, et pas non plus celui de Paris – n’a empêché l’accroissement des émissions de carbone qui ne diminuent toujours pas, et que faire toujours la même chose et s’attendre à un résultat différent à chaque fois est un signe de folie. Peu importe que le changement climatique soit scientifiquement démontré parce que politiquement parlant c’est un canular international.
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Et puis, le coup de grâce : nous n’évoluons pas, mais nous nous élevons. Plus précisément, nous créons de manière sélective des psychopathes  : ils infestent toutes les grandes entreprises et les bureaucraties du gouvernement et ont beaucoup d’argent à consacrer à leurs enfants, dont la moitié héritent du gène de la psychopathie et ont beaucoup de liens politiques pour leur offrir un solide terrain de jeu. Si vous croyez à l’évolution, ne pensez-vous pas qu’il serait préférable de lui laisser reprendre son cours ? Ou aimez-vous les psychopathes plus que vous aimez l’évolution ?
L’un des problèmes avec le trollage est que quelques-unes de vos cibles peuvent décider de vous troller à leur tour et Trump est une de ces victimes. Mais il existe des moyens de lutter contre les trolls. Si on prend un exemple emblématique, rassemblons tout l’équipage sur le pont pour attraper ce calamar mort gigantesque et rance de l’« ingérence russe » qui a autrefois été lavé sur le pont et s’est bloqué dans les barrières de sécurité. Démêlons ses tentacules et jetons-le à la mer. 3 des 17 agences de renseignement américaines avaient un « haut degré de confiance » en une « ingérence russe » lors des élections américaines de 2016. Ce ne sont pas vraiment ces trois organismes eux-mêmes, mais certains de leurs analystes triés sur le volet par ces agences qui ont eu quelque chose à voir avec cela. Mais ce chiffre 17 a été répété à l’envie sur toutes les ondes. Cela rappelle la « preuve par la répétition » si souvent utilisée dans la publicité : « Neuf dentistes sur dix conviennent que vous devriez brosser vos gencives avec des brosses à dents en poils de porc-épic si vous voulez que vos dents repoussent. » Cela semble de moins en moins absurde à chaque fois que vous l’entendez jusqu’à ce que vous craquiez et commenciez à rechercher « brosses à dents en poils de porc-épic » sur le net.
Voici une question connexe : le soleil se lève-t-il à l’ouest ? Je suis sûr que certains trolls seraient d’accord (parce qu’ils sont des trolls) ; mais il n’y a pas de raison d’y croire parce que c’est un fait établi que le soleil se lève à l’est. L’« ingérence russe » n’est pas un fait, mais une opinion, et vous pourriez penser qu’elle a été mise aux voix avant que, parmi les 17 agences de renseignement américaines, trois décident de voter « oui ». En fait, le reste d’entre elles n’a même pas été consulté. Et en tout cas, si vous faites confiance aux opinions des services de renseignement des États-Unis, il y a quelques très bonnes armes de destruction massives irakiennes qui pourraient vous intéresser à l’achat.
C’est très amusant, mais même ce niveau de discours est hors de portée de la plupart des Américains en raison de leur manque d’attention. Le temps moyen d’un flash d’information est inférieur à une minute. La durée moyenne d’une vidéo YouTube est inférieure à quatre minutes. La durée des interludes de spectacle de télévision arrive en tête, avec jusqu’à sept minutes de temps d’antenne entre les pauses commerciales. Cela repousse n’importe quelle analyse nuancée hors de portée de la plupart des Américains. Non pas que de tels arguments servent beaucoup un but quelconque en raison des faibles capacités de mémorisation de beaucoup d’Américains.
À l’heure actuelle, en Amérique, la plupart des gens, la plupart du temps, sont saouls, drogués ou sous influence médicamenteuse ou une combinaison des trois. Tout le pays vit dans un nuage de fumée de marijuana, alors que ceux qui travaillent dépendent souvent de la méta-amphétamine pour continuer. Beaucoup de gens prennent des opioïdes. Les États-Unis, c’est 5% de la population mondiale mais on y consomme 80% des opioïdes du monde entier. Cela s’ajoute à une ivresse endémique de longue date. La marijuana y est pour une grande part. Les cannabinoïdes et leurs récepteurs dans le cerveau servent une fonction particulière : effacer la mémoire. Plus précisément, ils sont produits dans le cerveau des femmes pendant le travail d’accouchement. C’est la manière pour la nature de leur faire oublier la douleur horrible de l’accouchement, car sinon elles pourraient ne plus jamais avoir envie de devenir enceintes. Aux États-Unis contemporains, la marijuana aide des centaines de millions de personnes à oublier la douleur horrible causée par le désert putride de leur vie, leur permettant de vouloir vivre encore un jour de plus. Ce que cela signifie, c’est qu’ils peuvent être trollés sur le même sujet encore et encore, car ils présentent une tabula rasa à chaque fois, et leur réaction ne variera jamais. Cela rend les techniques de trollage réutilisables à l’infini et donc spectaculairement efficaces.
Dans de telles conditions, Trump est parfait. C’est un showman et un animateur de reality show. La réalité est douloureuse, et on préfère l’oublier par ingestion de grandes doses de ce qui marche le mieux sur soi, alors qu’un reality show est amusant à regarder. Trump est un troll hors pair, et il pratique très bien cet art sur les médias de masse. Ils le détestent, mais deux tiers de la population déteste les médias et, en multipliant ces deux négatifs, il obtient un résultat positif. Son moyen préféré de communication avec le public est le tweet : il passe par dessus les médias de masse et la limite de 140 caractères ne dépasse pas la portée de l’attention de la plupart des téléspectateurs, des toxicomanes et des drogués d’Internet. Il est en harmonie avec la culture populaire des « bas de plafond » et l’atmosphère anti-intellectuelle qui prévaut parmi ses sujets. C’est pourquoi dans ses déclarations publiques, ce diplômé de Wharton s’efforce de se limiter à un vocabulaire de fin de primaire avec l’aide judicieuse de quelques saillies comme « attraper l’Amérique par la chatte ». Il émet alors un cri de ralliement pour beaucoup tout en trollant le reste.
Mais ce n’est que la personnalité publique de Trump, grâce à laquelle il a organisé une victoire électorale facile, ce qui lui permet maintenant de garder ses adversaires en permanence dans l’incertitude et d’amuser ses partisans même si les conditions dans le pays continuent de se détériorer inexorablement. Quant à qui il ressemble vraiment, permettez-moi de passer à Poutine :
« Le Trump qui passe à la télévision diffère très fortement de la personne réelle. Il est absolument concret, il est adéquat dans sa perception de son interlocuteur, il analyse suffisamment rapidement, il répond rapidement aux questions posées ou à tout nouvel élément qui émerge au cours de la discussion. »
« Concret » implique que son discours est actionnable, composé d’actes de discours qui transforment l’état du monde de manière spécifique. « Adéquat » signifie quelque chose de bien au-delà de « assez bon », car en Russie, les normes d’adéquation pour quelqu’un à son niveau sont assez élevées. De toute évidence, ces deux hommes très importants peuvent travailler ensemble dans la même « équipe de la bombe » et empêcher la planète d’être vaporisée.
C’est donc un problème de moins à craindre pour le monde entier, et nous pouvons tous soupirer de soulagement. Bien sûr, les États-Unis ont une multitude d’autres problèmes.
L’establishment de Washington est bien pire qu’inutile, mais c’est ce qui existe : si vous « drainez le marécage », tout ce qui restera est un cratère vide géant qui se re-remplira inévitablement d’eaux usées. Les médias nationaux ne sont à présent utiles que pour permettre à Trump de les troller. Les affaires de la nation ont dégénéré en un large éventail de rackets – dans l’éducation, les soins de santé, le logement, l’armée… De plus, tout le monde est à la fois en train de sombrer dans la folie et accro à la drogue. Je doute que Trump, ou quelqu’un d’autre, puisse réparer tout cela. Ce sont des constats difficiles, pas des problèmes que l’on peut résoudre.
La Russie a aussi ses problèmes. Plus précisément, il existe un manque prononcé de fromages de haute qualité. Je suis en Russie cette semaine, et ma prochaine activité, après avoir terminé cet article, consistera à acheter des fromages de haute qualité. J’espère que Poutine s’occupera de cette question. Vladimir Vladimirovich, où est le fromage ?
11 Juillet 2017, Dmitry Orlov
Titre original : Trump trolle l'Amérique
Source : le Saker Francophone
Notes d’Hannibal GENSERIC :

[1]   "troller" signifie, sur Internet, polluer les forums de messages provocateurs

[2] Trump ne nie pas le réchauffement climatique, il nie que ce réchauffement soit provoqué par l’activité humaine. Voir Le changement climatique pour cause humaine : "c'est le pire scandale scientifique de notre génération"