samedi 19 décembre 2015

De l’utilité du terrorisme, en France, en Tunisie et ailleurs...




Il est bien triste, de notre temps, de voir l’avancée de la barbarie dans les mœurs sociales, ainsi que l’abêtissement moral des individus, lesquels ne s’épargnent aucune bassesse : dans ce nouvel univers éthique, la concurrence n’est plus attisée par l’excellence et l’émulation, mais bien par l’abaissement et le dénigrement systématique des autres, et on n’a plus de scrupules à atteindre sa cible par la calomnie et l’ingratitude.

D’autant que cette attitude calomniatrice, cette cynique ingratitude qui frappe ceux envers qui on se sent obligés ne se limite plus seulement aux autres individus, mais elle s’étend aujourd’hui même aux choses, et finalement aussi jusqu’aux mots eux-mêmes qui désignent les choses. Or je ne veux pas prétendre que les mots soient forcément innocents : mais j’invoque pour eux aussi un juste procès avant de les condamner comme coupables.
Prenons le cas du mot terrorisme, inventé d’ailleurs par les Français en 1793. Si nous le considérons sans préjugés, nous sommes contraints de dénoncer aujourd’hui un paradoxe indéniable : le terrorisme est calomnié quotidiennement par tous les bénéficiaires de la chose même, bien plus qu’il n’est critiqué par ceux qui le subissent ; et d’une manière encore plus virulente par ceux-là mêmes qui le commanditent, en profitent, le dirigent et l’imposent aux populations victimes. Bien injustement, disons-nous, car c’est grâce au terrorisme que ces démiurges gouvernent aujourd’hui le monde, légifèrent, torturent, exécutent, s’enrichissent et prospèrent en extorquant la licence la plus effrénée dans le commandement du monde, licence dont ils ne pourraient pas jouir sans lui.
Il est aussi triste de constater l’ingratitude, où qu’elle apparaisse ; mais plus triste encore est de la voir à l’œuvre lorsque les ingrats persévèrent de manière effrontée à tirer de si grands bénéfices de la chose calomniée. Pour peu qu’on considère les choses avec un esprit un tant soit peu équitable et impartial, on admettra que jamais le faible Président français, avec son indigent gouvernement, n’aurait pu imposer à la France toutes les mesures anticonstitutionnelles et extra juridiques qu’il a pu adopter grâce à l’opération Charlie et au 13.11 – mesures toujours difficiles à imposer, mais réclamées par ceux auxquels Hollande doit obéir. Grâce à cela, le plus faible et impopulaire gouvernement que la France ait peut-être jamais connu, peut déclencher impunément des guerres et des coups d’État à l’extérieur, à l’intérieur instaurer l’état d’urgence, soit la suspension des libertés civiles, ce qui constitue le rêve secret de la plupart des gouvernements du monde.
Force est de constater que le Président français, ainsi que ceux auxquels il doit rendre compte, ont une dette de reconnaissance infinie envers le terrorisme, qu’ils n’arrêtent pas de si injustement calomnier comme s’il était l’origine de tous les maux, alors que, bien au contraire, il est la source de tout le pouvoir excédentaire et extraordinaire qu’ils viennent de s’arroger contre la société, et ce sans opposition.
Il est donc consternant de voir l’ingratitude avoir la hardiesse de se transformer en pure hypocrisie, et l’hypocrisie en pouvoir constitué.
Considérons maintenant sans préjugés les autres avantages que le terrorisme procure à ceux qui le condamnent hypocritement.
Face au terrorisme, il n’y a plus de risque de révolte dans les banlieues françaises, bien que les raisons de se révolter soient encore plus aiguës, eu égard aux soulèvements qui, voici dix ans, ont tant préoccupé les responsables politiques. Mais il y a d’autres avantages.
Face au terrorisme, les luttes des classes et les grèves deviennent autant d’actes d’insubordination, que l’on peut mater sur le champ, sans d’autres formalités, et ainsi aisément imposer une sorte de paix sociale, une paix armée – d’accord – mais armée d’un seul côté.
Grâce au terrorisme, on peut contraindre quiconque à s’enfermer chez soi, criminaliser toute situation, inculper et condamner arbitrairement toute personne, fouiller où l’on veut et quand on veut, maisons et Internet, tuer à volonté, torturer, assigner à résidence, imposer une censure stricte, sans risque de soulever l’indignation, les critiques, ou l’opposition.
Grâce au terrorisme, l’État, et ses bénéficiaires politiques, deviennent comme par enchantement bons, car, après avoir sacrifié une petite portion de la population, ils peuvent s’ériger fièrement et vertueusement en protecteurs de la population restante. Le terrorisme devient ainsi la pierre philosophale enfin trouvée qui sanctifie le pouvoir, édifie les politiciens et blanchit légalement la protection mafieuse des sujets à laquelle tout État aspire.
Avec la paix sociale acquise à l’intérieur grâce au terrorisme, l’économie redémarre, ainsi que les profits, et on peut faire de succulentes affaires à l’étranger, en vendant par exemple des avions Rafale, autrement invendables, aux grands bailleurs de fonds pour le terrorisme. Ainsi que le proclama angéliquement et rondement le PDG de Dassault, après l’opération Charlie, «Les astres étant plutôt bien alignés maintenant, on va essayer de pousser l’avantage pour essayer d’avoir un quatrième contrat avant la fin de  l’année 1». Mais les avantages du terrorisme pour l’économie sont multiples et ils ne s’arrêtent pas là. A l’extérieur, grâce aux armées terroristes mises en place (Boko Haram, al-Quaïda, E.I.), l’Occident remporte grand profit dans le pillage du Tiers Monde.
Un philosophe produit des idées, un poète des poèmes, un prêtre des sermons, un professeur des traités, etc. Le terrorisme produit des attentats. Si l’on regarde de plus près le rapport de cette dernière branche de la production à l’ensemble de la société, on reviendra de bien de préjugés. Le terrorisme ne produit pas seulement des attentats, mais aussi toute la législation antiterroriste, des juristes pour écrire les lois, des journalistes pour intoxiquer l’opinion publique, des programmes de télévision, des films, des magistrats spécialisés, des policiers expérimentés dans la répression du terrorisme, des professeurs qui donnent des cours universitaires et publient les inévitables traités, des psychologues, des romans sur la soumission, et ces livres et films, etc., sont jetés comme marchandises sur le marché général. Il se produit de la sorte une augmentation de la richesse nationale.
Le terrorisme produit d’autre part tout l’antiterrorisme, la justice criminelle, les sbires, prisons,  juges, bourreaux, jurés, et toute une branche de l’industrie et des services sécuritaires. Et tous ces différents corps de métiers, qui constituent autant de catégories de la division sociale du travail, développent des capacités différentes de l’esprit humain, créent des nouveaux besoins et, corrélativement, des nouveaux modes de satisfaction. Ainsi la torture a donné lieu aux inventions mécaniques les plus fécondes, et elle a occupé nombre d’honnêtes artisans dans la production de ces instruments.
Le terrorisme produit un effet tantôt moral, tantôt tragique, c’est selon ; ainsi rend-il service aux sentiments moraux et esthétiques du public et de la classe politique, à laquelle il fournit toujours l’occasion de se déchaîner contre quelque chose de plus évidemment immoral qu’elle-même.
Le terrorisme rompt la monotonie et la sécurité, quotidienne et banale, de la vie bourgeoise. Il empêche la stagnation et suscite cette tension et cette mobilité inquiètes, sans lesquelles l’aiguillon de la concurrence lui-même s’émousserait. Il stimule ainsi les forces productives, fait bouger les finances, électrise la Bourse.
Alors que le terrorisme, lorsqu’il est pratiqué à grande échelle, élimine une partie excédentaire de la population du marché du travail, diminuant en conséquence la concurrence parmi les travailleurs, il empêche en même temps, lorsqu’il fait beaucoup de dégâts et de victimes, le salaire de tomber au-dessous du minimum, pendant que la lutte contre le terrorisme absorbe une autre partie de cette même population, réduisant ainsi le chômage.
En tous cas le terrorisme, étant toujours la mise en scène d’une guerre civile afin de l’éviter, il épargne en tous cas, par rapport à celle-ci, beaucoup de morts.
Le terrorisme n’est pas seulement utile, mais il est aussi nécessaire, comme le mal. On sait que ce que nous appelons le mal c’est le grand principe qui fait de nous des êtres sociaux, c’est la base, la vie et le point d’appui de toutes les occupations sans exception ; c’est ici qu’il faut chercher la véritable origine de tous les arts et de toutes les sciences ; et, du moment où le mal n’existerait plus, la société serait condamnée au déclin, sinon à périr totalement.
Gianfranco Sanguinetti Le 8 décembre 2015
Note du Saker Francophone Tradition, quand tu nous tiens...
La dernière partie de ce texte, pleine d'humour et tout à fait adéquate par les temps qui courent, s'inspire largement d'un texte de Karl Marx – pour ne pas dire qu'il le reprend fidèlement – qui fait partie de son ouvrage (posthume), Théories de la plus-value. L'extrait de Marx dont il est question ici a été mis en ligne par des universitaires canadiens sous le titre Bénéfices secondaires du crime.
  1.  Cf. Le Point, 2.6.2015